samedi 9 juin 2012

Et ta mère, elle est juive ?





Faut-il, comme le veulent certaines associations antiracistes, interdire à Google de suggérer le mot "juif" dans ses requêtes ? C’est la question posée par Guillaume Erner dans son dernier billet.
Ce débat, qui rappelle celui de la suppression du mot race de la Constitution, est simpliste et Erner a raison de souligner sa futilité. Ah ! Si seulement il suffisait de supprimer le mot juif pour mettre fin à l’antisémitisme, ce serait merveilleux.


Mais tous les anciens SS vous le diront, même en supprimant les juifs, l’antisémitisme perdure, ce truc est une maladie incurable. Surtout, comme l’écrit Guillaume Erner, l’affaire Google montre que "la judéité d’un individu est un vrai sujet dans l’Hexagone." La juste question n’est donc peut-être pas de savoir s’il faut interdire à Google de faire ces suggestions, mais plutôt de comprendre pourquoi diable cela arrive en France ? Et ce que cette exception raconte.


De l’antisémitisme en France ?


Je n’ai pas vérifié si les versions ukrainiennes ou hongroises du moteur de recherche faisaient les mêmes suggestions, mais il est évidemment troublant que la France, patrie des Droits de l’Homme et république laïque, semble occuper une place de choix au palmarès de l’antisémitisme larvé. En premier lieu, il est important de rappeler que nous ne disposons d’aucun chiffre. Par exemple, on ne sait pas combien d’individus ont tapé "François Hollande est juif", comme Google le suggère lorsqu’on inscrit le nom du président de la République ; ce serait d’ailleurs intéressant de le savoir.


Ensuite, et le linguiste Jean Véronis l’a rappelé, l’algorithme de Google aboutit au même biais lorsqu’on tape le mot "noir", et, selon les personnalités des individus, il suggère parfois le terme "chrétien", comme c’est le cas pour Zidane, ou "musulman" pour Barack Obama par exemple. Du reste, Véronis explique que le processus n’est pas totalement algorithmique et que Google intervient sur certaines requêtes à l’instar du terme "youpin" qui n’amène aucune suggestion. Ces précisions apportées, comment expliquer que certains de nos concitoyens éprouvent la nécessité de "débusquer le juif" ? Cela signifie-t-il qu’il existe en France un antisémitisme dormant ? Et si oui, pourquoi ?


Le rôle de la laïcité


Suite à l’affaire Mohamed Merah, un débat important est venu alimenter les colonnes du site Slate.fr. D’un côté, Rachael Levy, une jeune journaliste américaine a énoncé pourquoi il lui semble que la laïcité, en tant que facteur d’homogénéité, nourrit une forme d’antisémitisme silencieux. De l’autre, Eric Leser, ancien correspondant du Monde aux Etats-Unis et l’un des fondateurs de Slate.fr, affirme le contraire : la laïcité protège. Si la question vous intéresse, je vous encourage vivement à lire ces papiers. De l’affaire Dreyfus à Mohamed Merah en passant par Napoléon et le conflit israélo-palestinien, ils proposent deux lectures contradictoires, mais d’un égal intérêt, de l’histoire et des causes des antisémitismes (le pluriel est important) en France. 


Même s’il est en total désaccord avec Rachael Levy, Eric Leser le reconnaît, la journaliste a mis "le doigt là où ça fait mal", ajoutant que "les plaies historiques de l’antisémitisme sont loin d’être toutes refermées."
Ce débat, qui avait pour origine la question de laïcité, a peut-être un défaut qui caractérise tout autant la comparaison que j’énonçais plus haut avec les mots "musulman" et "chrétien". En simplifiant ses termes, on voit que cette question se trouve réduite à celle de la religion. Mais quel besoin a l’utilisateur de Google de savoir qu’untel ou untel est juif ? Veut-on savoir si Jean-Marc Morandini est juif pour avoir une bonne raison de le détester ? 


Ou pour autre chose ? J’émets l’hypothèse que la recherche de la judéité d’un individu semble agir comme une sorte de matrice explicative. Tiens, untel est juif, pas étonnant qu’il ait dit ceci ou cela, pas étonnant qu’il occupe cette place-ci ou cette place-là, ou encore qu’il raisonne comme ci ou comme ça. Penser que la judéité est une identité figée, sorte de monolithe auquel l’individualité serait soumise est le postulat nécessaire de l’antisémitisme.


Comment définir la judéité


Mais qu’est-ce que la judéité ? Allez-y, comme ça, essayez de répondre. Bonne chance. Voici une définition, c’est celle du dictionnaire. La judéité c’est "l’ensemble de critères qui constituent l’identité juive", autrement dit une véritable auberge espagnole où chacun dispose de ce avec quoi il est arrivé. Protéiforme, la judéité est à géométrie variable. Religion, culture, histoire, tradition, Shoah, Diaspora, ces critères de la judéité sont plus ou moins importants d’un individu à un autre. 


Certains vivent une judéité en dehors de toute forme de religiosité et de tradition, d’autres en exclusion totale de la question israélienne par exemple tandis que pour d’autres encore, ces questions sont essentielles. Scoop : même des individus dont la mère n’est pas juive peuvent se sentir dépositaires d’une forme de judéité. C’est très fréquent, notamment parmi les enfants et petits-enfants de survivants de la Shoah, dont la judéité fut passée sous silence après la Seconde guerre mondiale. Ainsi, il y a en France des catholiques animés d’un fort sentiment de judéité. Bref, les antisémites ne sont pas sortis de ladite auberge.


Preuve que la judéité ne se réduit pas à la religion on observe à New York comme à Tel Aviv, mais aussi à Paris, un retour important, une sorte de revival de la culture juive ashkénaze, celle des Shtetl du Yiddish, du Gefillte Fisch et du Klezmer qui montre bien qu’en matière de judéité, la langue, la culture, la cuisine, la musique ou la littérature jouent à armes égales avec la religion. Identité multidimensionnelle, complexe et d’une richesse inouïe, la judéité, à l’image de sa question essentielle, celle de la transmission, est un ensemble difficile à saisir, y compris pour les juifs eux-mêmes. 


L’antisémitisme résout ce problème. Pourtant, et surtout paradoxalement, il y a peut-être dans ces questions posées à Google une forme de curiosité, une curiosité malsaine évidemment, mais une curiosité toujours. C’est qu’en France, cette insaisissable judéité reste obscure. Mystérieuse, on ne la comprend pas.

"Pas grave de déclarer que les juifs ont plus d’influence dans la finance et les médias"
Dans les représentations sociales, les juifs sont réduits à des clichés véhiculés par des films comme Rabbi Jacob ou La Vérité si je mens ! Et parce que le public a conscience qu’il s’agit de clichés, les réflexes antisémites perdurent. 


Ainsi, en 2009, dans une étude(aller vers le milieu de l’article) commandée par l’UEJF, 42% des personnes interrogées estimaient qu’il n’était "pas grave" de déclarer que "les juifs ont plus d’influence que les autres dans la finance et les médias", tandis qu’ils étaient 18% à juger qu’une telle affirmation n’est "pas du tout grave". Mettons cette question en perspective avec le racisme en général : en 2007, un autre sondage nous apprenait que 48% des Français trouvaient qu’il y a "trop d’immigrés en France", 30% d’entre eux se déclaraient racistes.


 Reste donc cette interrogation : comment expliquer que, près de soixante-dix ans après la Seconde guerre mondiale, la judéité soit associée aux clichés antisémites datant des années 30 dans la conscience collective ?


De fait, il n’existe pas ou peu de figures de la judéité en France. Je réinvestis ici le débat franco-américain de Rachael Lévy et Eric Leser pour constater que les Etats-Unis, et New York en particulier sont marqués par une judéité culturelle où se côtoient Woody Allen, Philip Roth ou encore Saul Bellow. A travers des personnages comme Zelig, Portnoy ou Herzog, la judéité a envahi l’espace public pour ne plus parler qu’aux juifs mais bien à tout le monde. Pour s’en convaincre il suffit de taper le mot "jews" dans la barre de recherche du site du New York Times. Les contributions se bousculent par dizaines. 


Elles sont de toutes sortes, touchent à la culture juive, comme à son identité. Les Juifs ont-ils le monopole de l’anxiété ? se demande, non sans humour, le journaliste Daniel Smith. "Les juifs dans un murmure", titre Roger Cohen pour parler d’un roman de Philip Roth. Willy Loman était-il juif ? s’interroge Samuel G. Freedman relisant le chef d’œuvre d’Arthur Miller, Mort d’un commis voyageur. Faites ensuite la même chose sur le site du Monde, l’équivalent français du New York Times : les occurrences ne concernent plus que la laïcité, l’affaire Merah, Israël, Dieudonné ou notre fameux débat sur Google. 


On ne trouve rien, absolument rien sur la judéité comme si, en France, la question ne se posait pas. Même l’Allemagne, à l’image de l’écrivain Maxim Biller est plus pertinente sur le sujet. Quant à la Grande-Bretagne, Howard Jacobson y a obtenu le Booker Prize, l’équivalent britannique du Goncourt pour son roman The Finkler Question qui interroge avec autant de gravité que de humor cette fois-ci, la judéité britannique.


En France, la judéité n’est pas un sujet
Certes, en France, une pièce comme Le Vieux juif blonde a rencontré un important succès. Certes, à travers ses romans, Eliette Abécassis porte une réflexion importante sur le judaïsme avec ses romans Sépharade ou plus récemment 


Et te voici permise à tout homme, où elle interroge le rapport archaïque du judaïsme avec les femmes, mais c’est à peu près tout. Ainsi, la judéité française semble se limiter à trois dimensions. La dimension religieuse tout d’abord. La dimension historique ou traumatique avec la Shoah, dont on parle beaucoup mais dont on ne perçoit que peu comment elle redéfinit et donne sens à la judéité aujourd’hui, et enfin la dimension géopolitique avec le conflit israélo-palestinien dont il paraît inimaginable pour certains qu’on puisse être juif et se sentir à distance de cette question, raccourci intellectuel meurtrier qui fut celui de Mohamed Merah.


Anecdote. Il y a quelques semaines, à New York, je courais aux côtés d’un ami lorsque passa un autre jogger, torse-nu. Je ne pouvais m’empêcher de remarquer que le bonhomme était très poilu. Je fis part à cet ami de mon étonnement devant ce coureur sans complexe. Et mon ami de répondre, non sans humour juif : "Ici, toutes les caractéristiques juives sont considérés comme étant positives". 


Énième témoignage de l’aisance des américains à aborder la judéité même là où on ne les attend pas, il est difficile d’imaginer cette scène en France. Certes le modèle américain, communautaire par essence, explique et justifie cet état de fait... Et alors ? Pourquoi la société française ne pourrait-elle pas produire les mêmes effets ? Existerait-il une forme de crainte à aborder la judéité ? Aurait-on peur, en voulant en parler, de produire l’effet inverse et de nourrir l’antisémitisme ? Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le silence qui entoure la judéité entretienne des préjugés nourris par l’ignorance.


Dernière hypothèse : en voulant protéger la dimension religieuse de la judéité, le modèle français n’a-t-il pas produit les effets inverses du modèle américain où la question est plus largement ouverte ? Paradoxalement, l’effet pervers de la laïcité, qui ne s’intéresse qu’à la religion et c’est très bien, est peut-être d’avoir servi de planque à la judéité française en général. 


Pour vivre heureux, vivons cachés. Mais je le répète, c’est une hypothèse. Elle ne remet pas en cause le bien fondé de la laïcité. Car la judéité française parle, évidemment, et surtout à ceux qu’elle concerne. Comme le souligne Guillaume Erner, le problème c’est que la judéité d’un individu s’apparente au "secret le mieux gardé du monde" et "nourrit les fantasmes les plus délirants". 


Et plutôt que d’attaquer Google, tout se passe comme si, en matière de judéité et d’antisémitisme, au lieu d’interdire, la solution serait plutôt d’en parler.

1 commentaire:

  1. Je serai d'accord pour ce qui concerne la conclusion
    Il vaut mieux en parler, ne rien cacher - on se fait plus de mal que de bien - je crois que le mieux est d'aboyer
    Nicole

    RépondreSupprimer

La grandeur de Binyamin Netanyahou....

Binyamin Netanyahou était en visite aux Etats-Unis pour la conférence annuelle de l’AIPAC. Cette visite devait être triomphale. Elle a ...